Trois semaines déjà sans école. La première semaine avait permis de prolonger de deux jours les congés de carnaval, les enfants jouaient chaque jour avec leurs amis sur le campo ou bien dans les maisons, nous avons pris l’habitude de mieux nous laver les mains. Un soir une amie m’avait demandé si l’on pouvait encore s’embrasser, je n’avais pas compris. La deuxième semaine, j’étais incrédule face à la prolongation de fermeture des écoles. Ce virus attaquait surtout les personnes âgées et faibles ; une sorte de régulateur démographique. Je ne comprenais pas la gravité de la maladie ni de la contagion. Certains proches ou connaissances étaient confinées chez elles pour un rhume ou au retour d’Italie. Les enfants jouaient encore ensemble dans les maisons et sur le campo, Anna apprit à rouler à vélo, nous allions profiter de la nature sur l’île de la Certosa, nous promener jusqu’au Rialto dans Venise désertée. Hôtels et boutiques fermés. Nos amis dont le travail dépend du tourisme étaient inquiets. Ceux qui travaillaient encore devaient trouver et payer des babysitters à plein temps. Nous nous lavions encore mieux les mains ; j’en ai les mains très sèches, des plaques d’eczema dans les interstices comme en primaire. Je faisais des projets d’excursion avec les enfants au zoo et à la montagne, d’ateliers organisés par les parents à tour de rôle. La troisième semaine, celle qui vient de s’écouler, les mesures restrictives se succédaient à une telle vitesse que j’ai éprouvé le besoin d’écrire. Pour ne pas perdre le fil. Fermeture des bars à dix-huit heures, puis fermeture tout court, fermeture des commerces non indispensables, Venise isolée, extension de la zone rouge à l’Italie entière, puis couvre-feu généralisé. Le hashtag #Milanononsiferma (Milan ne s’arrête pas) était remplacé par #iostoacasa (Moi je reste à la maison).
Cette semaine, j’ai enfin compris la gravité de la situation. Pas seulement par la coercition, mais par la connaissance. Des études médicales, des témoignages de personnel soignant. Des malades trop nombreux pour les lits et le matériel disponible, des malades confinés qui ne peuvent pas dire au revoir à leurs proches, presque dix pour cent de taux de mortalité. Les corps sont-ils rendus à la famille ou bien sont-ils vite brûlés comme en Chine ? Au début de la semaine, un ami milanais s’est retrouvé confiné car il avait côtoyé une personne contaminée. Ce matin, j’apprends que des parents d’ami·e·s sont hospitalisés. Le virus s’étend et se rapproche.
Dans la rue, les rares passants se couvrent la bouche de leur écharpe. De plus en plus de masques. Ce matin, mon compagnon est passé à la pharmacie acheter du paracétamol et des gants en latex. En début de semaine, les enfants jouaient encore ensemble dehors mais plus dans les maisons ; et en revenant du campo nous lavions les mains, les corps, les cheveux, les vêtements. Depuis quelques jours, les enfants restent à la maison. Et nous allons bien. Ensemble. Je pense aux mères célibataires, à ceux qui vivent seul·e·s, à ceux qui ne savent pas comment payer leur loyer. Notre confinement est étrange, fatigant, mais nous allons bien. Notre frigo est plein, le supermarché est réapprovisionné, je viens de commander online des puzzles et du papier – pour dessiner, par pour aller aux toilettes. Confession bourgeoise : la femme de ménage ne vient plus et nous nettoyons. Nous allons bien. Nous n’avons pas peur pour nous-mêmes, nous devons rester à la maison pour ne pas permettre au virus de circuler davantage. Un devoir citoyen. Nous allons bien.
Je me demande quel monde nous attend quand la vie reprendra ? Aurons-nous appris à profiter différemment du temps ? De nos proches et amis ? Des voyages ? J’ai quitté ma ville natale depuis bientôt quinze ans, mais j’avais toujours pu y retourner quand je le désirais. Une amie n’a pas pu assister au mariage de son frère, une autre ratera la naissance de son neveu. Si l’on ne peut plus voyager aussi facilement, est-ce qu’on rentre à la maison ? Et ma sempiternelle question de Juive errante : where is home ?
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